1L’Histoire :  » Deux mille ans de culpabilité chrétienne relayée par les droits de l’homme se sont réinvestis, au nom de la défense des individus, dans la mise en accusation et la disqualification radicale de la France. Et l’école publique s’est engouffrée dans la brèche avec d’autant plus d’ardeur qu’à la faveur du multiculturalisme elle a trouvé dans cette repentance et ce masochisme national une nouvelle mission. Après avoir été le vaisseau pilote de l’humanité, la France est devenue ainsi l’avant-garde de la mauvaise conscience universelle. Lourde rançon. Singulier privilège. « 

Cet opuscule est l’œuvre de Pierre Nora, grand historien et président de « Liberté pour l’histoire » ainsi que de Françoise Chandernagor, écrivaine de romans historiques, vice présidente de cette même association. « Liberté pour l’histoire » est opposée aux lois mémorielles. Nora part du postulat suivant, l’histoire n’étant ni une religion, ni une morale, elle ne doit pas être l’esclave de l’actualité ni s’écrire sous la dictée de la mémoire. La politique de l’État n’est pas la politique de l’histoire. Vaste débat ô combien passionnant et potentiellement explosif tant chacun, historien ou non, semble avoir son avis sur la question. «  (…) l’extension de la loi Gayssot et la généralisation de la notion de crime contre l’humanité (…) » ont conduit à une « double dérive : la rétroactivité sans limite et la victimisation généralisée du passé ». Pour l’historien Pierre Nora, on assiste à une « criminalisation généraleauschwitz du passé » avec des hommes politiques souhaitant décider « par la loi d’une vérité historique ». Or, ce n’est pas à la loi d’écrire l’histoire, au risque de transformer celle-ci en « une longue suite de crimes contre l’humanité ». Nora parle de la « toute puissance de l’hégémonie mémorielle » utilisée à des fins « intéressée, abusive et perverse ». Nous sommes dans une « ère de la commémoration ». On utilise ainsi la mémoire pour réinterpréter le passé. Ce « jugement sur le passé au nom de la mémoire mène tout droit à l’abolition de toute forme d’esprit et de raisonnement historiques ». La morale a contaminé la mémoire et « la mémoire a mangé l’histoire ». Une histoire qui est « entièrement réécrite et jugé du point de vue des victimes et des vaincus est une négation de l’histoire ». Conséquence de tout cela, l’œuvre de repentance fait feu de tout bois, fruit de « deux milles ans de culpabilité chrétienne relayée par les droits de l’homme (… ) » qui « au nom de la défense des individus » (…) a mis en accusation la France. Cette dernière est devenue « l’avant-garde de la mauvaise conscience universelle ».

3Attachons nous à présent au point de vue défendu par Françoise Chandernagor. Le récit national a volé en éclats face « aux pressions contraires, mais simultanées, de la mondialisation et du communautarisme () » Un récit officiel qui pouvait être complété ou contesté. On ne l’imposait pas aux universitaires, aux chercheurs etc. Ainsi par exemple « l’histoire de la révolution, (…) était déjà un champ de bataille entre historiens ». Aucun historien ne risquait la prison. On « ne reconnaissait (…) à aucune autorité savante le pouvoir d’établir et de dire le vrai ». Ce récit national a laissé la place à des « histoires catégorielles » longtemps refoulées. L’Histoire n’est plus alors l’histoire d’une collectivité. La nouvelle histoire met l’accent sur la repentance, sur la diversité mais surtout ce nouveau récit passe par la loi. On assiste à « une relecture de notre passé à la lumière du présent » ainsi qu’à « sa réécriture avec les mots d’aujourd’hui ». La loi Gayssot en 1990, établit le délit de « contestation » (et non de « négation ») des jugements de Nuremberg et des jugements2 ultérieurs en France. C’est une loi relative aux crimes et génocides commis par les chefs nazis jugés à Nuremberg. La loi Taubira de mai 2001 s’intéresse à la seule traite négrière transatlantique et à l’esclavage qualifié de crime contre l’humanité. Ces concepts de « génocide »(créé en 1944 par le philosophe Raphael Lemkin pour définir les crimes de l’Allemagne nazie) et de « crime contre l’humanité » (reconnu dans le droit international en 1945 par le tribunal militaire de Nuremberg) sont récents. Françoise Chandernagor insiste sur cette idée de jugement du passé par la loi, en lui appliquant des notions morales et juridiques d’aujourd’hui (le risque d’anachronisme est alors grand). Et l’auteure de conclure que dorénavant les historiens sont placés sous la tutelle des juges.

Au final, on obtient un texte fort et engagé qui a le mérite de nous faire réfléchir sur notre relation au passé, à l’histoire, à la mémoire. A compléter bien évidemment par d’autres lectures.

313DP3DCADL._SY344_BO1,204,203,200_L’Histoire : Entre toutes les nations occidentales, la France se singularise par le nombre de ses lois  » mémorielles « . Depuis la loi Gayssot, votée en 1990 pour punir le négationnisme, le Parlement a édicté tour à tour des lois relatives au génocide arménien, aux traites négrières transatlantiques, puis à la colonisation. Singulier dispositif législatif, sans précédent, qui transforme des jugements historiographiques en délits ! Dans un but certes louable, les parlementaires ont ouvert ce qui se révèle être une terrible boîte de Pandore. Verra-t-on bientôt les chercheurs choisir leur sujet en fonction de son innocuité ? Comment en est-on venu là ? De quelles complexes transformations de la mémoire nationale est-ce le résultat ? Les démocraties compassionnelles que sont devenues nos sociétés veulent-elles réellement un avenir où la vérité serait proférée par l’Etat ? La communauté des historiens s’est légitimement émue de cette situation. Aussi René Rémond a-t-il pris la tête d’une association réclamant l’abrogation de toutes les lois mémorielles. Toutes ? Il s’en explique ici, en menant une réflexion ouverte sur le métier d’historien, sur la politique identitaire à l’œuvre dans notre pays, sur les rapports de la mémoire et de l’histoire, sur la communauté nationale.

« Quand l’État se mêle de l’histoire » est signé du regretté René Rémond, historien et urlpolitologue (spécialiste de l’histoire des droites). Il écrit notamment dans son article « L’histoire et la loi », que les lois mémorielles relèvent davantage « de l’émotion que de la raison ». Elles n’ont aucune légitimé scientifique et sont le fruit de la confusion entre « mémoire » et « histoire ». L’histoire se retrouve « pris en otage » par des aspirations communautaristes « religieuses ou ethniques » qui souhaitent se servir de l’histoire pour « faire prendre en considération par la communauté nationale leur mémoire particulière (…) ». On peut ainsi parler d’une volonté assumée d’instrumentaliser l’histoire à des fins électoralistes. Résultat de cette basse manœuvre, la mémoire collective se fragmente. « La prolifération de ces législations particulières et l’exaltation de ces mémoires plurielles risquent de conduire à la désintégration de la mémoire nationale ». L’actualité l’emporte désormais sur l’historicité.

5René Rémond pense également que imprescriptibilité des crimes contre l’humanité impose un devoir de piété à l’intention des victimes. Le devoir de mémoire peut là aussi diviser la conscience nationale et dresser les groupes les uns contre les autres, avec ce risque de décomposition du corps social et de la nation. Au sujet de cette injonction au « devoir de mémoire », il répond qu’ériger en impératif la mémoire, en faire un devoir moral fait de l’oubli une faute. Il faut parfois savoir oublier comme par exemple dans le préambule de l’édit de Nantes promulgué par Henri IV qui ordonnait l’oubli pour prix de la paix. Il poursuit « Expliquer n’est pas absoudre, et l’objectivité n’interdit pas à l’historien d’aller plus loin : jusqu’à un jugement d’ordre moral. Répudions sans retour la conception positiviste de l’histoire qui limitait son rôle à l’établissement et à la relation des faits ». J’avoue mon désaccord et ma réserve sur ce point. Je ne suis pas un adepte du 6« tribunal de l’histoire », encore moins de la morale car cette dernière est bien souvent le fruit de la réflexion des seuls vainqueurs. Or l’histoire est ambivalente. Pour l’auteur, c’est cette ambivalence que l’histoire nous apprend et que l’enseignement doit mettre en lumière, formant des esprits critiques, à même de distinguer positif et négatif.

Il cite aussi le penseur et philosophe Paul Ricoeur pour qui « La mémoire est la matrice de l’histoire dans la mesure où la mémoire reste la gardienne de la problématique du rapport représentatif du présent au passé ».