Ma chronique :

Dans « Vous êtes l’amour malheureux du Führer », Jean-Noël Orengo s’attache à retracer le parcours de l’un des pontes du nazisme les plus ambiguës : Albert Speer. Ce n’est pas une biographie, non, on est ici plutôt en face d’un roman/essai qui s’interroge sur la relation entre celui qui est appelé « Le guide », à savoir Adolf Hitler et son paladin, le jeune et svelte d’allure, très intelligent également, Albert Speer. Ce dernier cultivera jusqu’à sa mort un parcours atypique, réussissant à se dédouaner d’une grande partie des crimes qu’on peut lui imputer.

Il fut tout d’abord, l’architecte, élaborant des plans grandioses pour la future Germania qui devait advenir une fois la guerre gagnée. Il construira quelques bâtiments dont la nouvelle chancellerie du Reich qui devait durer mille ans. Orengo insiste sur la fierté ressentie par Speer d’être, durant les années 1930, le chouchou de Hitler, son préféré. Leur relation évoluera par la suite, mais il fût toujours considéré comme le favori. On y découvre aussi un panier de crabes, des gens médiocres, mais d’une férocité et d’un fanatisme implacable. Les Himmler, Göring, Bormann et Goebbels, tous jaloux et se détestant cordialement les uns les autres. Le IIIᵉ Reich est un foutoir sans nom où chacun marche sur les plates bandes de l’autre, Hitler maintenant ce climat-là et cet état de fait. L’adage n’est-il pas de diviser pour mieux régner.

La guerre advenue, il deviendra ministre de l’armement et de la production de guerre en 1943, alors que la défaite après Stalingrad est scellée. Il prolongea de ce fait la guerre par son sens inné de l’organisation rationnelle d’une économie de guerre totale. À ce poste extrêmement haut placé, il est forcément au courant de tout et notamment de la Shoah. Il exploitera d’ailleurs la main d’œuvre de millions d’esclaves de ces différents camps, sans aucune pitié. La guerre terminée, il est jugé à Nuremberg en 1946. Il niera toujours connaître l’existence de la Shoah durant l’exercice de ses fonctions. Il s’en sortira avec vingt années de prison qu’il purgera à la prison de Spandau à Berlin-Ouest. En 1966, libéré, il écrit un best-seller « Au cœur du Troisième Reich », un livre avec lequel il peut se donner un rôle bien loin de la réalité. La seconde partie du roman aborde cet après Spandau. Un homme affable, charismatique, très intelligent, tous sont séduits par cette facette du personnage, au risque d’en oublier les parts d’ombre.

Jean-Noël Orengo réfléchit sur le rôle de la littérature, celui de l’écrivain, dans la construction d’un récit sur Speer. C’est un roman qui soulève de nombreux questionnements forts intéressants sur le visage affable du diable Speer, l’homme qui a côtoyé Hitler et qui fût son favori. C’est très bien écrit, dense sans être ennuyeux, avec une analyse fine du personnage que s’est façonné Albert Speer après-guerre. La partie du récit sur Speer libéré et devenu une « star », mot employé par Orengo pour qualifier Speer après Spandau, est celle qui m’a le plus intéressé. Cette fascination exercée par le criminel nazi de son vivant et auprès d’un large public qui achetait ses livres est assez sidérante vue d’aujourd’hui. Son déni de reconnaître sa connaissance des crimes contre l’humanité commis par les nazis, tout en les trouvant absolument ignobles, fait partie des contradictions du personnage. Speer n’a jamais été négationniste, mais il a su minorer son rôle pour la Shoah. Un mensonge de plus du personnage. Un roman passionnant sur une page d’histoire qui n’a de cesse de nous hanter et c’est aussi une réflexion sur la façon d’écrire cette histoire.

Mon avis :

Note : 4 sur 5.

Date de publication : 28 août 2024 ; Éditeur : Grasset ; Nombre de pages : 272 p.